jeudi 22 juin 2017

A Seattle, plongée dans la fabrique de la conscience

A Seattle, plongée dans la fabrique de la conscience
Par Olivier Dessibourg, le 22 juin 2017 - Le Temps


Au Allen Institute for Brain Science, doté de moyens technologiques faramineux, on produit des analyses du cerveau uniformisées à la chaîne, comme des médicaments à l’usine. Avec comme but, un jour peut-être, de percer le mystère de la conscience

«Cette situation est scandaleuse! Nous manquons d’une explication cohérente pour décrire la conscience.» Lorsqu’on lui rappelle sa citation tirée d’un article paru dans la célèbre revue Scientific American en 2009 déjà, Christof Koch sourit. Et, à peine après avoir invité à admirer la vue sur la baie ensoleillée de Seattle où décolle un hydravion, il s’emballe dans des propos aussi fascinants qu’a priori abracadabrantesques sur les états de l’esprit.

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Ce physicien de formation, aujourd’hui l’un des neuroscientifiques les plus courus au monde, détaille l’hypothèse originale à laquelle il adhère, proche du panpsychisme, selon laquelle il y a une conscience en toute chose. Une conscience qui peut même être caractérisée mathématiquement. «Aujourd’hui, au moins, nous avons une théorie», souligne-t-il, sachant celle-ci débattue dans la communauté de ses pairs. Désormais, il tente de lui donner corps, notamment en se fondant sur les travaux de bénédictins que réalisent les chercheurs de l’établissement qu’il préside, le Allen Institute for Brain Science.


Au Allen Institute for Brain Science de Seattle, les bureaux et les laboratoires s'empilent comme des blocs de verre (Olivier Dessibourg)

Edifice de verre d’apparence assez simple posé au fond d’une avenue de la ville maritime américaine, cet institut se veut une référence dans les neurosciences; «une usine à données», dit l’un des scientifiques rencontrés. «Lorsqu’il l’a établi et généreusement subventionné à hauteur de 100 millions de dollars, le milliardaire Paul Allen [l’un des pères de Microsoft, ndlr] a voulu faire une vraie différence», annonce le porte-parole Rob Piercy, en faisant découvrir l’atrium que surplombent laboratoires et bureaux de verre, comme empilés.

L’objectif ultime du Allen Institute est d’établir un atlas descriptif de chaque neurone du cerveau des mammifères. Un plan à dix ans lancé en 2012, et qui doit aider à déchiffrer le «code neural»: comment l’activité du cortex conduit-elle à la perception, à la prise de décision, à l’action, et à la conscience. «Pour cela, nous devons décrire dans ses moindres détails la circuiterie du cerveau», explique Christof Koch, qui évoque alors une autre image, celle du «Allen Brain Observatory»: «Il faut voir ce projet mené sur des souris comme un télescope, focalisé non sur des étoiles mais sur les cellules nerveuses dont nous voulons scruter les interactions.» Et cela si possible en générant des données interopérables: «Aujourd’hui, chaque laboratoire dans le monde travaille sur des neurones différents, avec des méthodes et des conditions variables, si bien que recouper les résultats de recherches est souvent impossible», dit Rob Piercy. Dans ces laboratoires de Seattle, on uniformise le recueil d’informations, en ciblant des groupes de neurones identiques avec des techniques similaires. Puis les données sont gratuitement mises à disposition de la communauté scientifique, pour accélérer les recherches.

Infrastructures impressionantes

Une visite permet de mesurer l’ampleur tant de la tâche que, surtout, des moyens mis en œuvre pour l’accomplir. Les installations d’électrophysiologie, par exemple, sont impressionnantes. «Nous isolons des neurones, et les maintenons biologiquement actifs durant quatre à huit heures, dit le responsable Jim Berg. Sous le microscope, nous les stimulons avec des électrodes de verre, pour caractériser leur comportement électrique.» Rien d’inédit là. Si ce n’est qu’il n'y a pas qu’un seul microscope idoine, mais plus d’une douzaine, alignés, et permettant le travail à la chaîne: «Nos équipes étudient entre 75 et 100 neurones par jour au moins.» Des analyses menées autant sur des tissus de cortex sains, de souris et d’humains, que des tumeurs cérébrales ou des bribes de cerveaux épileptiques. «Cela nous permet de regrouper les affections cérébrales en fonction des types de neurones.»

Mieux: un peu plus loin, un plateau est surmonté de huit pointes pouvant être accolées au même échantillon. «Chaque électrode est connectée à un neurone de l’enchevêtrement cortical. Avec des stimulations ciblées, on peut évaluer quelle cellule parle à quelle autre, excite quelle voisine, etc. et ainsi reconstruire le fonctionnement du réseau de neurones.» A nouveau, cet instrument existe dans une poignée d’autres centres dans le monde, comme dans un laboratoire du Human Brain Project, le grand projet lémanique de simulation du cerveau. «Mais nous sommes le seul institut au monde à en avoir cinq, ce qui nous permet de travailler en série», se réjouit Jim Berg. Surtout – «et c’est ce qui rend notre travail si précieux» – les neurones étudiés par électrophysiologie sont aussi décrits avec des méthodes morphologiques, ou voient leur contenu génétique analysé. De quoi dresser leur portrait de manière aussi détaillée que possible.


Un microscope électrophysiologique avec huit électrode, permettant d'étudier comment les neurones «parlent» entre eux (Olivier Dessibourg)

Quelques étages plus bas, un autre groupe s’est lancé dans une entreprise de longue haleine: tenter de reconstituer en trois dimensions un réseau de 100 000 neurones contenu dans un millimètre cube (mm3) de cortex. Une pointe d’épingle cubique qui sera d’abord figée dans de la résine, puis découpée en 25 000 tranches de 40 nanomètres (soit un peu plus d’un millième de l’épaisseur d’un cheveu)! Lesquels sont scannées par cinq microscopes électroniques, qui travailleront en parallèle: «Vu la quantité de sections à imager, nous avons même dû automatiser le processus», dit Nuno da Costa, un ancien chercheur de l’EPF de Zurich, qui précise que la reconstitution complète d’un tel millimètre cube prendra plusieurs mois.

Des montagnes de données glanées

«Chaque tranche pèsera 300 Gigabytes d’information», indique son chef Clay Reid. Dans les serveurs, qui recueillent les analyses de toutes les expériences, «nous stockons 4 Petabytes de données, l’équivalent de 47 ans de vidéo haute définition», abonde Rob Piercy. De quoi donc alimenter des modélisations informatiques en 3D du cortex. Mais en quoi cette initiative diffère-t-elle du fameux Human Brain Project, qui a déjà reproduit l’enchevêtrement d’un bout de cortex?

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«Leurs chercheurs ont deviné, sur la base de règles de connectivité, puis simulé cette reconstruction. Nous la décrivons et la reproduisons à partir de la réalité des observations, rétorque Clay Reid. Et même en faisant cela, on reste loin d’une modélisation absolue, tant il reste à comprendre sur le fonctionnement des neurones.»



En se fondant entre autres sur ces travaux, les scientifiques ambitionnent de décrypter les comportements après divers stimuli sensoriels. Des inputs visuels par exemple: «Nous montrons à des rongeurs des extraits d’un film rythmé, en l’occurrence La soif du mal, d’Orson Wells, explique Christof Koch.

A l’aider d’une myriade d’électrodes implantées dans son cerveau, nous étudions la souris en train de regarder ces images, ceci en suivant l’activité de 18 000 neurones. Nous commençons à comprendre le flux d’informations entre les zones du cerveau. Puis nous confrontons ces données aux multiples modèles existants pour décrire ce système visuel. Tout ce travail est très laborieux.» Mais indispensable pour espérer percer les mystères de la perception, de la cognition. Récemment, ses équipes ont aussi fait une curieuse découverte: «Dans une région plate et cachée du cortex appelée claustrum, nous avons pu identifier chez la souris trois neurones géants très ramifiés qui, comme une couronne d’épines, embrassent tout son cerveau.» Le claustrum jouerait ainsi le rôle de chef d’orchestre de la symphonie corticale, coordonnant les inputs de tous les cortex sensoriels.

A ces résultats expérimentaux, le scientifique veut maintenant accoler une théorie pour expliquer la conscience: «Pour être conscient, un système (tel le cerveau) doit d’une part être composé d’un grand nombre d’éléments hébergeant une riche information, tous pouvant influencer spécifiquement tout le système. D’autre part, tout le système doit être le plus largement intégré, ou connecté, pour équivaloir à plus que la somme de ses parties.» Finalement, tous ces concepts pourraient être mis en une équation qui livre une valeur, nommée Phi (Φ). Et celle-ci, valant entre 0 et 1, serait d’autant plus élevée que le degré de conscience est grand. Telles sont donc les bases de la «théorie de l’information intégrée», que Christof Koch emprunte à son collègue Giulio Tononi, de l’Université du Wisconsin.

La conscience deviendrait même une propriété intrinsèque de toute entité, de tout être, de tout objet, dont la construction interne repose sur un système en réseau. En fin de compte, «seuls certains systèmes physiques ont le degré d’architecture nécessaire pour soutenir la conscience telle nous la concevons pour l’homme: ceux qui bénéficient d’une grande capacité d’induire intrinsèquement sur eux-mêmes (donc sur leur état futur) des actions de cause à effet». Autrement dit de vivre et ressentir des expériences, et d’agir en fonction de celles-ci.

Un ordinateur peut-il être conscient? Oui!

En suivant cette théorie, Internet, avec ses milliards de points reliés, pourrait être dit conscient, selon Christof Koch, qui met le conditionnel car «le degré de connectivité du réseau est infiniment variable.» Et un ordinateur? «Aujourd’hui, le meilleur d’entre eux ne sera jamais conscient: il ne produira que des simulations de comportements associés avec la conscience.» Pourquoi? Pour répondre, le neuroscientifique utilise une image: «Un ordinateur peut produire la simulation la plus fine d’un trou noir. Mais il ne pourra pas générer les effets gravitationnels qu’induisent ces objets célestes: une attraction incommensurable. En effet, il ne peut induire l’action de cause à effet de la gravité, car pour cela, il faudra que l’ordinateur lui-même ait une masse immense…»

La situation, toutefois pourrait changer, avec l’avènement des «puces neuromorphiques», que développent plusieurs groupes dans le monde, dont deux importants en Europe, à Manchester et à Heidelberg. A l’inverse des composants actuels des ordinateurs, qui ne peuvent effectuer qu’une seule tâche (recevoir et véhiculer l’information, la traiter, ou la stocker), ces chips fonctionnent comme les neurones et peuvent assurer chacun, seul, ces trois tâches.

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«Si de tels éléments venaient à être hautement interconnectés, on se rapprocherait davantage de la circuiterie du cerveau. Et dans ce cas, une telle machine pourrait être capable d’expériences conscientes substantielles. Elle pourrait sentir ce que c’est d’être une machine. Comme dans le film de science-fiction Her», sorti en 2014, et dans lequel le héros tombe amoureux de son assistante personnelle informatisée dotée d’une intelligence artificielle évolutive.

A l’avenir, un ordinateur doté de puces neuromorphiques pourrait être capable d’expériences conscientes substantielles. Elle pourrait sentir ce que c’est d’être une machine. Comme dans le film de science-fiction «Her»

Christof Koch l’admet: l’on n’est pas encore là. Et sa théorie est loin de faire l’unanimité dans la communauté neuroscientifique, tant ses ramifications sont nombreuses et complexes. «Mais dans vingt à trente ans, l’avènement d’une telle entité informatique consciente n’est plus exclu», insiste-il, convaincu que les travaux de fourmis de caractérisation neuronaux menés par l’Allen Institute serviront justement à avancer dans cette perspective.

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