mercredi 22 février 2017

La langue des médias, Destruction du langage et fabrication du consentement



Ingrid Riocreux, « Les journalistes manipulent avec une parfaite bonne conscience et toujours pour la bonne cause » « s'ils sont manipulateurs c'est qu'ils sont d'abord manipulés » (OJIM, mai 2016)


A propos de son dernier livre : La langue des médias, Destruction du langage et fabrication du consentement, Ed. du Toucan, 2016

Les journalistes se présentent volontiers comme des adeptes du "décryptage". Mais est-il autorisé de "décrypter" leur discours ? En analysant de très nombreux exemples récents, ce livre montre que les journalistes ne cessent de reproduire des tournures de phrases et des termes qui impliquent en fait un jugement éthique sur les événements. Prenant pour des données objectives des opinions qui sont en réalité identifiables à des courants de pensée, ils contribuent à répandre nombre de préjugés qui sont au fondement des croyances de notre société. Si le langage du Journaliste fonctionne comme une vitre déformante à travers laquelle on nous montre le présent, il est aussi une fenêtre trompeuse ouverte sur le passé et sur l'avenir. Analyser le discours du Journaliste, c'est donc d'une certaine manière mettre au jour l'inconscient de notre société dans tout ce qu'il comporte d'irrationnel. Ce livre est conçu comme un manuel de réception intelligente à l'usage des lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs quotidiennement exposés aux médias d'information. Son ambition est de lutter à la fois contre la naïveté et la paranoïa complotiste afin de n'être plus "orientés par un discours orientant".
Quatrième de couverture
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Ingrid Riocreux : un décryptage acerbe de la presse et de son langage
Par Nicolas Vida, le février 2017 - BSCNews

Agrégée de lettres et maître de conférences à l’Université, Ingrid Riocreux a jeté un pavé dans la mare médiatique avec cet essai passionnant. Selon elle, les médias décryptent, analysent et orientent l’actualité selon un canevas idéologique. Le propos est dense, corrosif et brillant. Ingrid Riocreux nous explique plus en détails en quoi les enjeux manichéens voulus par une certaine partie de la presse ouvre un débat profond sur la démocratie et le libre arbitre.

Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ce livre, Ingrid Riocreux? Y-a-t-il un événement en particulier qui a déclenché l’envie de vous exprimer sur ce sujet ?

J’ai commencé à écrire ce livre quand je donnais des cours de rhétorique à de futurs journalistes, à la Sorbonne. Comme je voulais rendre mon propos le plus concret possible, j’ai décidé de prendre des exemples dans l’actualité et je me suis aperçue qu’il existait une véritable langue des médias, une manière de parler propre aux journalistes, avec ses formules toutes faites, sa syntaxe, et ses mots porteurs d’un pré-pensé qui conditionne notre compréhension du monde. Cela dit, bien avant d’entreprendre l’écriture de ce livre, il y a bien un événement qui a représenté pour moi une prise de conscience de la puissance de conditionnement des médias. J’appartiens à ce qu’on a appelé la « génération 21 avril ». En 2002, j’étais en classe de première. A la maison, nous n’avions pas la télévision et je ne m’intéressais pas du tout à l’actualité. Or, quand Jean-Marie Le Pen s’est retrouvé au second tour, j’ai vu mes camarades devenir dingues ! Ils pleuraient, ils accusaient ceux qui ne venaient pas aux manifs d’être des complices du fascisme. Comme ils savaient que je n’avais pas la télé, ils se sentaient investis d’une mission à mon égard et m’expliquaient « Le Pen, il est comme Hitler ! ». Or, déjà au collège, les copines avaient essayé de m’expliquer la guerre du Kosovo comme ça : « Tu dois comprendre que Milosevic, il est comme Hitler ! ». Le caractère systématique, abusif et abêtissant de la nazification médiatique m’est apparu à travers le discours des autres, bien avant que je me mette à suivre l’actualité. Et cela m’a vaccinée à vie !

Vous avez parlé chez nos confrères de RMC « d’un bain idéologique » dans lequel sont les journalistes. Pouvez-vous expliquer cette notion de « bain idéologique » ?

Dans lequel ils sont et dans lequel ils nous plongent ! Les médias nous rappellent en permanence ce que nous devons penser sur tel ou tel sujet. Ils fixent la ligne officielle de la pensée autorisée. Et le discours médiatique jouit d’une énorme puissance prescriptive, aussi bien sur la forme que sur le fond. Comme je le dis dans mon livre, quand on est prof, on a beaucoup de mal à faire accepter que tel ou tel mot n’existe pas, ou ne s’emploie pas de telle manière, face à des élèves soutenant que « à la télé, ils disent comme ça ». Eh bien, c’est pareil pour les idées portées par ce discours. Nous savons d’instinct ce que nous pouvons dire et ce que nous ne pouvons pas dire, ou pas dire trop fort, ou pas avec n’importe qui. Car nous avons très bien intériorisé la ligne officielle. Il y a un discours spécifique aux médias sur des sujets comme l’immigration, le climat, la condition des femmes, la pédagogie, les mœurs, etc. Et ce discours n’est pas réductible à la doctrine d’un parti. C’est le dogme auquel nous sommes appelés à communier, une espèce de garantie d’unité, même si ce n’est qu’une unité de façade maintenue par la crainte généralisée d’être considéré comme un individu divergent.

Justement, vous abordez la question à la fois passionnante et terrifiante de l’inquisition médiatique qui « traque la pensée déviante » qui s’écarte donc du politiquement correct. Comment se caractérise cette inquisition médiatique ?

Il faut rappeler ce qu’est fondamentalement l’inquisiteur, afin d’éviter de le réduire à une figure du passé nécessairement associée à la prévalence sociale de la religion. L’inquisiteur est le garant de la paix civile, dans la mesure où il est le gardien du dogme. Il s’assure que les discours déviants ne prennent pas trop d’ampleur et ne mettent pas en péril la concorde, l’unité de la société qui repose sur une adhésion consentie ou contrainte au dogme officiel. On peut dire qu’il assure la police de la pensée. Et ce n’est pas nécessairement quelqu’un de cruel ! L’inquisiteur n’a pas le pouvoir de condamner à mort, ce n'est même pas lui qui soumet les gens à la question, c’est-à-dire à la torture. Il se charge des questions. De même, quand un journaliste demande « Regrettez-vous d’avoir dit cela ? », quand il traque les « dérapages » et appelle au « rétropédalage », il est dans une posture inquisitoriale. Et comme devant l’inquisiteur, si vous présentez des excuses, si vous vous humiliez, si vous récitez bien votre acte de contrition, vous reprenez une vie normale. Si vous persistez, on vous adjoint définitivement le qualificatif de « sulfureux » et tout ce que vous pourrez dorénavant dire ou faire sera discrédité par principe.

Cette inquisition est-elle selon vous l’apanage des grands médias traditionnels ?

Oui, pour la bonne et simple raison qu’il faut disposer d’une autorité reconnue pour prétendre avoir la légitimité de prononcer ce qu’on pourrait appeler des verdicts de fréquentabilité, c’est-à-dire des jugements reposant sur des critères moraux, même si les journalistes ne le reconnaissent pas. On se cachera derrière la défense de « nos valeurs ». Ou derrière de faux étiquetages politiques : telle personne sera dite « d’extrême droite ». On a l’impression que c’est une caractérisation objective ; en réalité, c’est une condamnation morale. On accuse parfois les organisations antiracistes ou des lobbys en tout genre d’être aussi des inquisiteurs mais je ne suis pas d’accord. Ils disposent de la visibilité et de la puissance de frappe que veulent bien leur donner les médias. Ils n’existeraient pas sans eux.

Pour aller plus loin dans cette réflexion, vous évoquez le mouvement «  Je suis Charlie » que vous analysez comme une «  formule vide ». Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

Que nous ayons été contraints de nous rallier au mot d’ordre « je suis Charlie » est très symbolique. D’abord, on constate que cette formule entérine la sacralité des médias : le massacre dans le magasin juif passe à la trappe. Ensuite, ce slogan creux a permis de donner une illusion d’unité. Nous étions tous Charlie dans la mesure seulement où nous condamnions les assassinats perpétrés par les Kouachi. Derrière le même slogan, certains jugeaient qu’il fallait abattre la République, quand d’autres voulaient la renforcer ; certains demandaient la démission de Hollande, alors que d’autres voyaient en lui un chef de guerre ; certains voulaient éradiquer l’islam, d’autres voulaient interdire toutes les religions, d’autres enfin espéraient l’instauration de la charia en France mais désapprouvaient les méthodes des terroristes parce qu’elles discréditaient la cause de l’islamisation. Mais tout le monde était Charlie, slogan aussi bête que le « même pas peur » mensonger, brandi et scandé lors de la manifestation du 11 janvier.

Il est intéressant de réfléchir à cette idée de «  gardiens du code » que vous développez dans votre livre. Néanmoins, vous précisez que «  ce formatage opéré par les médias n’a pas vocation à soutenir un régime, une nation ou un parti. » Par quoi est-il donc motivé ? Et dans quel but ?

Les médias se situent au-delà du politique. Ils jouent le rôle de conscience morale athée pour notre temps, c’est ce qu’ils appellent leur « éthique de la responsabilité ». On peut trouver leur motivation extrêmement louable, en fait. Mais elle suppose d’accepter que les journalistes soient des directeurs de conscience, des éducateurs, ce qui n’est tout de même pas leur métier, que je sache !

Vous  évoquez également l’idée de sujets à charge «  le journaliste a donc trouvé un modus vivendi confortable : il n’enquête que sur les gens à qui il veut nuire. » N’est-ce pas là l’effondrement de l’éthique journalistique donc par conséquence du rôle fondamental de la presse et,  plus généralement, un affaissement de la démocratie ?

Si, vous le dites fort bien. C’est calamiteux mais c’est un fait. Les infiltrations ou les enquêtes à charge visent toujours les mêmes et épargnent toujours les mêmes. On s’infiltre dans un groupe de lutte anti-IVG ou dans une cellule locale du FN. On ne s’infiltre pas dans un groupuscule antifasciste ou dans un service d’orthogénie, un Planning Familial ou un lobby antiraciste. C’est comme ça.

Comme vous le mentionnez, un journaliste qui se hasarderait à « une lecture anti-conformiste du réel » pourrait être excommunié. Qu’est-ce que cela dit du fonctionnement de la presse en France ?
Cet aspect est très important. On peut parler de fonctionnement totalitaire. Les journalistes traquent les dérapages chez tout le monde, y compris et peut-être prioritairement chez leurs confrères. Il y a les cas lourdement médiatisés et il y a tous ces petits rappels à l’ordre entre collègues, dont on n’entend pas parler hors du microcosme journalistique. J’ai découvert cela après la publication de mon livre : j’ai eu droit à des confidences en off, comme on dit. Et cela commence dans les écoles de journalisme. Mais en réalité, ce qu’il faut bien comprendre, c’est qu’il règne une pratique généralisée de l’autocensure : on reprend les mots des autres parce que comme cela, au moins, on est certain de ne pas avoir de problème. D’un côté, c’est rassurant : il n’y a ni complot, ni grand gourou occulte. Tout cela est très humain. Mais c’est en même temps inquiétant car on constate que la pression de groupe est énorme. Quand Maïtena Biraben a été accusée de dérapage par toute la profession, elle a répondu, à l’antenne, en s’adressant ironiquement à ses collègues : « merci d’être si fidèles à cette émission ». C’est un métier où l’on se surveille en permanence. Cette vigilance est d’ailleurs matérialisée par un organisme : le CSA (conseil supérieur de l’audiovisuel). « Une aberration à la française », selon les termes d’un journaliste étranger qui préparait une émission au sujet de mon livre.

Lorsqu’on met cette question en perspective avec la crise des médias, est-ce l’une des causes du désintérêt grandissant des lecteurs pour la presse ?

Désintérêt, le mot est faible. Il y a une véritable méfiance envers les médias et l’on constate que, pour les hommes politiques, il devient extrêmement vendeur de se faire détester des journalistes, d’apparaître comme une cible de la presse. Trump s’est fait élire en grande partie sur cette stratégie. Cela signifie que les médias sont devenus des repoussoirs. Le mythe du contre-pouvoir libre et objectif a vécu.

Les médias alternatifs ou anti-conformistes semblent profiter vigoureusement de la situation. Est-ce votre avis ? Cela représente-il à vos yeux un problème ?

Les médias de ce qu’on appelle la réinfosphère (on dit la fachosphère dès qu’on veut y amalgamer des sites conspirationnistes ou des blogs porteurs d’obsessions douteuses) tirent un énorme bénéfice de cette méfiance généralisée à l’égard des grands médias. Ils apparaissent, souvent à juste titre, comme ceux qui révèlent ce qu’on nous cache. Le problème ne réside pas dans ces médias en eux-mêmes. Il réside dans l’excès de confiance qu’on leur accorde. C’est pourquoi je dis toujours qu’il faut garder une saine méfiance envers toute source d’information, généraliser l’esprit critique au lieu de s’en départir dès qu’on se sent dans un environnement idéologique confortable.

Au delà de «  la destruction du langage et de la fabrication du consentement », on a l’impression en lisant votre ouvrage que le journaliste travaille selon une grille de lecture idéologique qui ne fabrique justement plus du consentement auprès de l’audience. Face à cette crise de la presse, quel est le but ultime du journaliste? Y-a-t-il une forme de crispation corporatiste face à des courants de pensée populaires que le journaliste semble ne pas comprendre ?

Pour les avoir un peu fréquentés depuis la parution de mon livre, je peux confirmer que certains d’entre eux nourrissent, en effet, un véritable mépris pour le peuple, pour nous. Ils abhorrent cette gueusaille qui leur paraît rétrograde et frileuse, rétive au progrès et minée par les mauvais penchants (racisme, etc.). Ils considèrent que leur devoir est de compenser notre vilaine nature, de nous rééduquer en somme. « Compenser », c’est un mot qu’on entend tout le temps dans la bouche des journalistes quand on leur demande des comptes sur leur manière de sélectionner les informations ou de les hiérarchiser. Là encore, il ne me semble pas que la tâche d’un journaliste soit de compenser.

N’y a t-il pas quelque part un mépris du journaliste pour le public qui ne jouirait pas de tout son libre-arbitre pour faire la part des choses et forger sa propre opinion sur les grands sujets de société ?
C’est un peu cela. Eux, ils savent. Nous pas. Quand Fanny Ardant, sur le plateau de « 28 minutes », concédant qu’elle ne maîtrise pas le sujet autant que les spécialistes, affirme qu’elle en a assez du discours anti-Poutine de la presse française et dénonce une pensée unique manichéenne, on lui répond avec dédain : « vous dites vous-mêmes que vous n’y connaissez rien. »

En effet, le journaliste se sent-il, selon vous, investi d’une mission de service public pour préserver la paix sociale ?

Il  ne se le formule pas ainsi. Mais son éthique de la responsabilité, c’est bien en cela qu’elle consiste. C’est ce que je disais tout à l’heure, à propos de l’analogie avec l’inquisition.

Pour finir, quel accueil a reçu votre livre auprès des médias que vous incriminez directement ?
J’ai reçu un accueil globalement positif, dans des médias de droite comme de gauche, dans des médias officiels mais aussi, évidemment, sur la réinfosphère. Certains journalistes de gauche ont d’ailleurs émis des réserves quant à l’orientation idéologique de mon livre, précisément en raison du bon accueil qu’il a reçu dans les médias alternatifs, mais je m’y attendais. Mes cibles principales sont les chaînes d’information continue. Nous avons vite fait de nous laisser bercer par ce flux permanent d’informations sans en questionner le choix ni la formulation, ce qui nous rend particulièrement vulnérables. Or, ces médias n’ont pas vocation à me répondre. Ce sont de grosses machines qui se moquent éperdument de ce que peut écrire une petite prof de lettres devant sa télé !




Ingrid Riocreux, Les journalistes, des Torquemadas bienveillants (TVlibertés, avril 2016)
« Il faut apprendre à développer une sorte de saine méfiance vis-à-vis de tout médias [mainstream et alternatifs] en constatant cette chose très simple c''est qu'une information neutre ça n'existe pas. L'information c'est un événement qui a été sélectionné, qui a été inscrit dans une hiérarchie d'information, et qui a été formulé d'une certaine manière. »


Lire aussi : 
Philippe Breton, La parole Manipulée, Ed. La Découverte, 2004

Les manipulations de la parole sont aujourd'hui devenues courantes dans les sociétés modernes. La démocratie, qui a placé la parole au centre de la vie publique, paraît menacée par la prolifération des techniques qui visent à nous contraindre, sans que nous nous en rendions compte, à adopter tel comportement ou telle opinion. La sensation diffuse de vivre dans un " univers menteur " n'est-elle pas à l'origine de formes nouvelles d'individualisme et de repli sur soi ? Toutes les méthodes de communication et de débat sont-elles bonnes dans un espace public qui se prétend démocratique ? Dans ce livre passionnant, Philippe Breton s'efforce de répondre à ces questions en décrivant les différentes techniques de manipulation qui saturent notre environnement, à partir de nombreux exemples pris dans les domaines de la politique, de la publicité, de la psychothérapie et de la communication. Proposant une analyse des faiblesses des sociétés modernes, il ouvre aussi quelques pistes pour redonner à la parole le rôle d'outil vivant de la démocratie. Il introduit notamment le concept original de liberté de réception, sans laquelle la liberté d'expression reste surtout la liberté des puissants. La parole manipulée a été couronné en 1998 par le prix de philosophie morale de l'Académie des sciences morales et politiques.
Quatrième de couverture
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