mardi 30 août 2016

Comment l’Occident a contribué à créer l’« État Islamique »

 


Comment l’Occident a contribué à créer l’« État Islamique »
Par Maxime Chaix, le 27 août 2016 - Maxime Chaix

En armant le Front al-Nosra dès 2012, les services secrets occidentaux et leurs alliés proche-orientaux ont directement et massivement soutenu le futur « État Islamique », comme je tente de le démontrer dans ma dernière analyse sur le conflit syrien. Publiée sur le site Contrepoints.org, elle inclut de brèves mais percutantes interventions du spécialiste de la Syrie Fabrice Balanche et du député PS Gérard Bapt. Je les remercie d’avoir pris le temps de répondre à mes questions, et je vous encourage à diffuser largement cet article si vous estimez qu’il est digne d’intérêt.

Le site du magazine Foreign Policy vient de publier une enquête particulièrement instructive sur la rencontre qui a conduit à la séparation entre le Front al-Nosra – la branche syrienne d’al-Qaïda dirigée par Abou Mohammed al-Joulani –, et le réseau qui était alors connu sous le nom d’État Islamique en Irak (EII). Dans cet article, Foreign Policy nous détaille cette rencontre cruciale entre d’importants commandants jihadistes, dont Abou Bakr al-Baghdadi, qui était alors le leader de l’EII, et Abou Omar al-Shishani, le chef militaire de Daech qui a été tué par une frappe de l’U.S. Air Force en juillet 2016. Initialement, al-Shishani avait été formé par des instructeurs du Pentagone lorsqu’il combattait au sein des Forces spéciales géorgiennes en 2006, n’étant pas encore radicalisé. Décrit comme un « élève star » à cette époque, il avait combattu l’armée russe en 2008 lors du conflit en Ossétie du Sud. En 2013, avec les miliciens du mouvement jihadiste qu’il avait fondé, le Jaish al-Muhajireen wal-Ansar, il a joué un rôle déterminant dans la prise de la base aérienne de Menagh, au nord d’Alep – une « victoire hautement stratégique (…) ayant permis d’ouvrir un corridor pour l’opposition dans le Nord de la Syrie ». Il recevait alors ses ordres du colonel Okaidi, un commandant de l’Armée Syrienne Libre (ASL) soutenu par les États-Unis et la Grande-Bretagne qui, de son propre aveu, entretenait des relations « fraternelles » avec les extrémistes du Front al-Nosra et de l’État Islamique en Irak et au Levant (EIIL). Cette même année 2013, Abou Omar al-Shishani prêta allégeance à l’EIIL, s’imposant rapidement comme le « ministre de la guerre » de Daech. Comme nous le verrons, al-Shishani est loin d’être le seul combattant de cette organisation à avoir bénéficié d’un soutien occidental direct, du moins jusqu’en 2013.

Organisée en avril de cette même année, cette rencontre entre chefs jihadistes a lancé le processus de création de l’« État Islamique », qui fut décrété au mois de juin 2014 par son leader, Abou Bakr al-Baghdadi. Au plan symbolique, elle a conduit au changement de nom de l’EII, qui s’est alors rebaptisé l’EIIL (État Islamique en Irak et au Levant). Interrogé par Foreign Policy, un participant à cette rencontre – surnommé « Abou Ahmad » pour des raisons de sécurité –, décrit le fonctionnement interne de ces milices terroristes. Essentiellement, cet article nous indique que cette rencontre a abouti non pas à une scission entre ces deux organisations, mais à une véritable absorption des combattants, des cadres et des moyens militaires et logistiques du Front al-Nosra par l’EIIL d’al-Baghdadi au printemps 2013. Nous analyserons donc dans quelle mesure les opérations clandestines de la CIA et de ses alliés, dont les services français, ont alimenté dès 2012 la montée en puissance de l’EII au sein d’al-Nosra, donc de ce qui allait devenir l’EIIL en avril 2013, puis l’« État Islamique » en juin 2014.

Printemps 2013 : l’EII absorbe la majorité des moyens humains et militaires d’al-Nosra

Pour le lecteur averti, l’information la plus importante de cet article de Foreign Policy se trouve dans sa conclusion. En effet, lors de la séparation d’avril 2013 entre l’EII et le Front al-Nosra, une « large majorité de commandants et de combattants d’al-Nosra en Syrie ne suivirent pas » leur leader Mohammed al-Joulani – le fondateur d’al-Nosra issu de l’EII, qui durant l’été 2011 avait été envoyé en Syrie par Abou Bakr al-Baghdadi pour y mener le jihad. Au contraire, ces combattants prêtèrent massivement allégeance à al-Baghdadi, se séparant du Front al-Nosra et constituant ce qui allait officiellement devenir l’« État Islamique » en juin 2014. Selon Foreign Policy, « le changement de l’EII vers l’EIIL signifiait que tous les groupes ou factions qui avaient rejoint l’EIIL perdraient leur nom. Pour le Front al-Nosra et son leader, Abou Mohammed al-Joulani, ce développement était un potentiel désastre ; il pouvait signifier la fin de leur influence dans le champ de bataille jihadiste le plus important au monde. Al-Joulani ordonna donc aux combattants d’al-Nosra de ne pas rejoindre l’EIIL, et d’attendre que [le numéro un d’al-Qaïda Ayman] al-Zawahiri se prononce sur qui devait diriger le jihad sur le théâtre de guerre syrien. Une large majorité de commandants et de combattants d’al-Nosra en Syrie ne suivirent pas [al-Joulani]. Lorsqu’Abou Ahmad visita Alep quelques semaines plus tard seulement, environ 90 % des combattants d’al-Nosra dans cette ville avaient déjà rejoint l’EIIL. Les nouveaux soldats de Baghdadi ordonnèrent aux quelques derniers loyalistes d’al-Nosra de quitter l’hôpital d’al-Oyoun, qui avait été jusqu’à présent la principale base d’al-Nosra dans cette ville. “Vous devez partir ; nous constituons al-dawla [l’État] et nous regroupons la vaste majorité des combattants” dirent-ils aux hommes d’al-Nosra, selon Abou Ahmad. “Donc ces quartiers généraux nous appartiennent.” Partout dans le Nord de la Syrie, l’EIIL s’empara des QG d’al-Nosra, des caches de munitions et des dépôts d’armes. Étonnamment, la branche d’al-Qaïda en Syrie devait soudain combattre pour sa survie. Une nouvelle époque démarrait – celle de l’État Islamique. »

Interrogé sur ces informations de Foreign Policy, l’expert de la Syrie Fabrice Balanche confirme leur exactitude, tout en précisant que « ces faits étaient connus à l’époque, mais plutôt du côté des spécialistes ». Selon lui, « entre avril 2013 et janvier 2014, la majorité du Front al-Nosra s’est rangée du côté de l’EIIL. Al-Joulani s’est donc retrouvé en minorité. Le rapport devait être d’un quart de combattants restant loyaux à al-Nosra, contre trois quarts se ralliant à l’EIIL. La majorité des combattants du groupe jihadiste étaient des étrangers, dont beaucoup d’Irakiens. Ils ont donc préféré al-Baghdadi. » D’après ce chercheur, qui travaille actuellement au Washington Institute, « al-Nosra en Syrie regroupait environ 20 000 combattants avant la scission d’avril 2013. Par conséquent, près de 15 000 auraient rejoint l’EIIL et 5 000 seraient restés combattre sous la bannière d’al-Nosra – même si ces chiffres sont approximatifs. Par la suite, al-Nosra s’est renforcé en s’alliant avec d’autres groupes syriens contre l’EIIL. Dans cette histoire complexe, il faut retenir que la guerre entre al-Nosra et l’EIIL fut particulièrement sanglante durant l’hiver 2013-2014. Elle a laissé des traces, ce qui empêche les deux groupes de joindre leurs efforts. » Également interrogé sur cette scission, le député socialiste Gérard Bapt précise que « l’EIIL a ensuite été soutenu par les services spéciaux du prince Bandar pour contrer l’influence des Frères Musulmans qui s’exprimait à travers le Front al-Nosra, une milice appuyée principalement par le Qatar et la Turquie. Les Saoudiens n’imaginaient probablement pas les conséquences d’un tel soutien, avec la proclamation désastreuse de l’État Islamique entre l’Irak et la Syrie en juin 2014. »

Les services secrets saoudiens et la CIA : du jihad afghan au takfir syrien

Rappelons alors qu’en juillet 2012, le prince Bandar était nommé à la tête des services spéciaux saoudiens, ce qui avait été analysé par la plupart des experts comme un signe de durcissement de la politique syrienne de l’Arabie saoudite. Surnommé « Bandar Bush » du fait de sa proximité avec la dynastie présidentielle du même nom, il était ambassadeur à Washington à l’époque des attaques du 11-Septembre. Depuis plusieurs années, cet homme intimement lié à la CIA est accusé par l’ancien sénateur de Floride d’avoir indirectement soutenu certains des pirates de l’air désignés coupables de ces attentats. Après qu’il fut écarté de son poste de chef des services spéciaux en avril 2014, le Guardian souligna que « Bandar avait dirigé les efforts saoudiens visant à mieux coordonner les livraisons d’armes aux rebelles combattant el-Assad en Syrie. Néanmoins, il a été critiqué pour avoir soutenu des groupes islamistes extrémistes, risquant ainsi le même “retour de bâton” que celui des combattants saoudiens d’Oussama ben Laden rentrant au pays après le jihad contre les Soviétiques en Afghanistan dans les années 1980 – une guerre sainte qui avait été autorisée officiellement. » Or, comme à l’époque du jihad afghan, la CIA et les services secrets saoudiens ont étroitement collaboré en Syrie, la grande proximité du prince Bandar avec l’Agence facilitant cette politique clandestine.

En réalité, les relations entre la CIA et les services saoudiens sont littéralement fusionnelles. Début 2016, le New York Times révéla que l’Arabie saoudite avait été « de loin » le principal financeur de la guerre secrète anti-Assad de la CIA, baptisée « opération Timber Sycamore ». Afin de renverser le gouvernement syrien, l’Agence a mobilisé « environ un milliard de dollars » chaque année depuis 2013, dans le cadre de ce que le Washington Post a décrit comme un « plus vaste effort de plusieurs milliards de dollars impliquant l’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie », c’est-à-dire les trois États notoirement connus pour soutenir les factions extrémistes en Syrie. En d’autres termes, la CIA a facilité et coordonné dès janvier 2012 les opérations syriennes des services secrets de ces pays, essentiellement financées par les pétrodollars saoudiens. Comme des experts et des journalistes américains l’on expliqué à l’automne 2015, cette guerre secrète aurait pu aboutir au renversement de Bachar el-Assad, essentiellement du fait des pertes infligées à l’armée syrienne par les missiles TOW made in USA. En 2013, sous couvert d’équiper sa garde nationale et son armée de terre, l’Arabie saoudite avait acheté plus de 15 000 missiles TOW à la multinationale américaine Raytheon – soit un investissement de 1,1 milliard de dollars. En réalité, plusieurs milliers de missiles ont été distribués aux rebelles anti-Assad par différents services depuis les « MOC » (Military Operations Centers), des bases secrètes supervisées par la CIA en Turquie et en Jordanie.

Toujours selon le New York Times, « les efforts saoudiens [en Syrie] furent dirigés par le flamboyant prince Bandar ben Sultan, (…) qui demanda aux espions du royaume d’acheter des milliers [de mitrailleuses] AK-47 et des millions de munitions en Europe de l’Est pour les rebelles. La CIA a facilité certains [sic] de ces achats d’armements pour les Saoudiens, dont un vaste deal avec la Croatie en 2012. Durant l’été de cette même année, ces opérations semblaient être hors de contrôle à la frontière entre la Turquie et la Syrie, les nations du Golfe transmettant de l’argent et des armes à des factions rebelles – y compris à des groupes dont les hauts responsables américains craignaient qu’ils soient liés à des organisations extrémistes comme al-Qaïda. » En réalité, malgré ces craintes, la CIA coordonnait clandestinement depuis le mois de janvier 2012 au moins deux réseaux d’approvisionnement en armes financés par les pétromonarchies du Golfe et la Turquie : une série de livraisons aériennes depuis les Balkans, qui a récemment fait l’objet d’une enquête approfondie du BIRN et de l’OCCRP confirmant le rôle central de la CIA dans ce trafic d’armes illégal ; et une autre voie d’approvisionnement maritime depuis la Libye, selon les révélations jamais démenties du journaliste d’investigation Seymour Hersh. Concernant le trafic en provenance des Balkans, seuls cinq médias francophones ayant rapporté cette enquête sont recensés par Google Actualités. Et parmi eux, seuls Mediapart.fr et Bruxelles2.eu ont souligné la coresponsabilité des États-Unis dans ces opérations, contrairement à Liberation.fr, DirectMatin.fr, et LOpinion.fr – qui se sont contentés d’articles laconiques pour traiter ce sujet.

En juillet 2013, d’après le parlementaire britannique Lord Ashdown, ces opérations clandestines de la CIA et de ses partenaires avaient armé « presque exclusivement » les jihadistes du Front al-Nosra, qui incluait jusqu’au printemps 2013 l’EII d’al-Baghdadi. Bon connaisseur des Balkans, cet ancien Haut Représentant des Nations-Unies en Bosnie-Herzégovine confirmait ainsi les révélations du New York Times, qui nous avait informés en mars 2013 que les services spéciaux turcs, qataris, jordaniens, émiratis et saoudiens avaient introduit au moins 3 500 tonnes d’armements en Syrie depuis janvier 2012 avec l’aide discrète de la CIA – ce qui a considérablement renforcé la coalition Front al-Nosra/EII avant la séparation d’avril 2013. Et comme nous l’avons démontré, la majorité des combattants d’al-Nosra ont alors été absorbés par l’EII, qui s’est rebaptisé EIIL et qui s’est accaparé les principales ressources humaines, logistiques et militaires d’al-Nosra. Il est donc indéniable que ces politiques clandestines ont grandement encouragé le développement de ce qui allait devenir Daech en juin 2014, du moins sur le théâtre de guerre syrien. En Occident, le fait que si peu d’observateurs l’aient souligné semble être symptomatique d’une réticence collective à accepter que les réseaux d’al-Qaïda en Syrie furent massivement armés et soutenus par nos propres services spéciaux, et ce dans le but de renverser Bachar el-Assad. L’irrésistible montée en puissance de Daech est donc bel et bien une conséquence directe de cette stratégie, comme l’avait prédit le Renseignement militaire du Pentagone dès 2012.

La coresponsabilité des alliés occidentaux et israéliens de la CIA dans le chaos islamiste en Syrie

Bien qu’ils aient joué un rôle majeur dans ce désastre, la CIA et ses alliés turcs et pétromonarchiques n’en sont pas les seuls fautifs. Selon les magistrats de la Haute Cour criminelle britannique, les services spéciaux de Sa Majesté ont soutenu la coalition Front al-Nosra/EII, potentiellement pour le compte de la CIA afin que cette dernière puisse échapper à la supervision du Congrès. Depuis 2014, il est de notoriété publique qu’Israël soigne des combattants d’al-Nosra et, comme le grand reporter Robert Parry l’a souligné, Tsahal « a également mené des frappes aériennes en Syrie qui ont soutenu les avancées d’al-Nosra, ce qui a notamment impliqué l’élimination de conseillers du Hezbollah et de l’Iran qui aidaient le gouvernement syrien ». En décembre 2012, le ministre des Affaires étrangères français Laurent Fabius avait repris à son compte les arguments des alliés pétromonarchiques de la France, qui pensaient que le Front al-Nosra faisait du « bon boulot sur le terrain » alors que le Département d’État plaçait cette milice sur la liste onusienne des organisations terroristes – en contradiction avec la politique clandestine de la CIA et de ses partenaires. Cette déclaration stupéfiante, qui fut relayée par le journal Le Monde, n’avait pas été reprise dans la presse. Elle avait été prononcée par Laurent Fabius alors que l’EII faisait partie intégrante de ce réseau terroriste ce qui, manifestement, n’a été relevé par aucun observateur.

En mars 2016, le magazine Marianne a révélé que la direction de la prospective du Quai d’Orsay avait, dès octobre 2012, alerté le ministre des Affaires étrangères et l’Élysée sur le fait que l’Arabie saoudite et le Qatar finançaient les groupes jihadistes en Syrie. Dans une note qui fut ignorée par leur hiérarchie, ces experts soulignaient que le « piège [venait] du Golfe », et que « nous [risquions] d’y tomber ». Finalement, à partir de 2014, plusieurs députés de l’opposition ont affirmé que la France avait soutenu le Front al-Nosra. Interrogé sur cette question, le député Gérard Bapt confirme un « soutien clandestin de l’État français en faveur des différentes mouvances islamistes en Syrie, au regard de la porosité et de la proximité entre ces groupes alliés sur le terrain. Or, l’aide française aux rebelles en Syrie, et plus généralement le soutien occidental en leur faveur, se sont poursuivis y compris après les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Casher, pourtant revendiqués par al-Qaïda. »

Nous pouvons conclure de ces différentes révélations que les services secrets occidentaux et leurs partenaires régionaux ont, au moins jusqu’en 2013, massivement armé et soutenu la milice takfiriste qui allait devenir Daech l’année suivante, puisque l’EII et al-Nosra constituaient une seule et unique entité avant leur séparation d’avril 2013. Par conséquent, le Pentagone et ses alliés, qui incluent les forces aériennes françaises, sont en train de bombarder une organisation terroriste dont la CIA et ses partenaires ont grandement favorisé la montée en puissance en Syrie à partir de janvier 2012. Hélas, cette schizophrénie stratégique subsiste : depuis deux ans, nos armées sont engagées dans des opérations contre Daech à l’efficacité d’ailleurs contestable, alors que la CIA et ses alliés continuent de soutenir al-Qaïda pour renverser le gouvernement el-Assad. Or, selon un prestigieux think tank britannique cité par le Guardian en décembre dernier, « plus de la moitié des combattants rebelles en Syrie qui sont opposés au Président Bachar el-Assad sont favorables aux vues de l’État Islamique ». Dans ce même article, il est précisé que « si Daech est vaincu [en Irak et en Syrie], au moins 65 000 combattants appartenant à d’autres groupes salafistes-jihadistes sont prêts à prendre sa place ».

Ainsi, comme l’avait préconisé Michel Colomès en octobre 2015, il serait peut-être temps d’arrêter de « jouer les “bons” contre les “méchants” islamistes », une politique qui revient selon lui à « payer la corde qui nous pendra ». Et comme l’avait dénoncé la représentante au Congrès Tulsi Gabbard le 19 novembre 2015 – soit moins d’une semaine après les attentats de Paris –, « renverser le gouvernement syrien d’el-Assad est le but de Daech, d’al-Qaïda et d’autres groupes islamistes extrémistes. Nous ne devrions pas nous allier avec ces fanatiques en les aidant à remplir leur objectif, car cela est contraire aux intérêts sécuritaires des États-Unis et de la civilisation. » Quinze ans après le 11-Septembre, et dans un contexte de multiplication des attentats en Occident, ces arguments ne peuvent que remettre en cause l’impunité que la raison d’État légitime, et qui encourage des politiques échappant totalement aux contre-pouvoirs démocratiques.

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Une enquête du NYT: Le wahhabisme saoudien a propagé l’extrémisme et provoqué le terrorisme
Par Samer R. Zoughaib, le 29 août 2016 - Alahed 

Dans une longue enquête publiée dans le New York Times (NYT), vendredi 25 août, le journaliste Scott Shaneaug met à nu le rôle de l’Arabie saoudite dans la propagation d’une version rigide de l’islam, qui est à l’origine de la vague terroriste actuelle qui secoue le monde, et de l’idéologie extrémiste qui s’est développée dans de nombreux pays.

Selon le journaliste du NYT, les deux candidats à la Maison Blanche, Hillary Clinton et le républicain Donald Trump, ne sont pas d’accord sur beaucoup de choses, mais l’Arabie saoudite fait exception. La candidate démocrate a déploré le soutien de royaume wahhabite à «des écoles et des mosquées radicales à travers le monde, qui ont mis trop de jeunes sur la voie de l’extrémisme». M. Trump, lui, a qualifié les Saoudiens de «grands bailleurs de fonds du terrorisme dans le monde».

Farah Pandith, la première émissaire américaine auprès des communautés musulmanes dans le monde, a visité 80 pays, poursuit Scott Shaneaug. Elle  a conclu que l’influence saoudienne est en train de détruire les traditions islamiques de tolérance. «Si les Saoudiens ne cessent pas ce qu’ils font, il devrait y avoir des conséquences diplomatiques, culturelles et économiques», a écrit la diplomate l’année dernière.

Selon le journaliste, pas une semaine ne passe sans qu’une émission de télévision ou une chronique dans un journal n’accusent l’Arabie saoudite de la violence «jihadiste». Sur HBO, Bill Maher a qualifié de «moyenâgeux» les enseignements saoudiens, alors que Fareed Zakaria a écrit dans le Washington Post, que les Saoudiens ont «créé un monstre dans le monde de l’Islam.»

«C’est désormais une idée commune, poursuit l’article du New York Times. L’exportation par l’Arabie saoudite d’une interprétation rigide, rigoriste, patriarcale, et fondamentaliste de l’Islam, appelée le wahhabisme, a alimenté l’extrémisme sur le plan mondial et contribué au développement du terrorisme… Le monde d’aujourd’hui est-il devenu un endroit plus divisé, dangereux et violent en raison de l’effet cumulatif de cinq décennies de prosélytisme, financé par le pétrole du centre historique du monde musulman?»

Citant William McCants, un chercheur du Brookings Institution, Scott Shaneaug souligne que «dans le domaine de l’Islam extrémiste, les Saoudiens sont à la fois les pyromanes et les pompiers. Ils favorisent une forme très toxique de l’Islam, qui dessine des lignes nettes entre un petit nombre de vrais croyants et tout le monde, musulmans et non-musulmans. Cela fournit un terreau idéologique aux jihadistes violents. Pourtant, dans le même temps, ils sont nos partenaires dans la lutte antiterroriste», poursuit M. McCants.

L’argent saoudien coule à flot

Interrogé par Shaneaug, Thomas Hegghammer, un expert du terrorisme norvégien, qui a conseillé le gouvernement des États-Unis, a déclaré que le prosélytisme saoudien a ralenti l’évolution de l’Islam, bloquant son accommodation avec un monde diversifié et mondialisé. «S’il devait y avoir une réforme islamique au 20ème siècle, les Saoudiens l’ont probablement empêché», dit-il.

L’argent saoudien a touché presque tous les pays ayant une population musulmane, de la mosquée de Göteborg en Suède à celle du roi Fayçal au Tchad, en passant par la mosquée du roi Fahad, à Los Angeles, à celle de Séoul, en Corée du Sud. Le soutien est venu du gouvernement saoudien, de la famille royale, d’organismes de bienfaisance saoudiens et d’organisations, y compris la Ligue musulmane mondiale, l’Assemblée mondiale de la jeunesse musulmane et l’Organisation internationale islamique de secours. Ils ont fourni le matériel pour les impressionnants édifices et les programmes de prédication et d’enseignement.

Scott Shaneaug fait état «d’un large consensus» sur le fait que la propagande idéologique saoudienne a perturbé les traditions islamiques locales dans des dizaines de pays. Le royaume a dépensé, en un demi-siècle, des dizaines de milliards de dollars pour diffuser ses idées extrémistes.

«Dans certaines régions d’Afrique et d’Asie du Sud-Est, par exemple, écrit le New York Times, les enseignements saoudiens ont changé la culture religieuse, l’orientant vers une tradition nettement plus conservatrice. Parmi les communautés de migrants musulmans en Europe, l’influence saoudienne semble être un des facteurs conduisant à la radicalisation. Dans les pays divisés comme le Pakistan et le Nigeria, le flot de l’argent saoudien et l’idéologie qu’il promeut ont exacerbé mortellement les dissensions religieuses».

Et le journaliste Scott Shaneaug de poursuivre: «Dans de nombreux pays, la version saoudienne de l’Islam sunnite encourageant l’exclusion, qui dénigre les juifs, les chrétiens, ainsi que les chiites, les soufis et des musulmans d’autres traditions, peut avoir rendu certaines personnes vulnérables face à l’attrait exercé par Al-Qaïda, l’État islamique et d’autres groupes jihadistes violents.»

«L’Arabie saoudite a produit non seulement Oussama ben Laden, mais aussi 15 des 19 pirates de l’air du 11 septembre 2001; a envoyé plus de kamikazes que tout autre pays en Irak après l’invasion de 2003; et a fourni plus de combattants étrangers à l’Etat islamique -2500- que tout autre pays, à l’exception de la Tunisie», écrit le journaliste américain.

Mehmet Gormez, un important ouléma turc, a déclaré au New York Times, alors qu’il était en réunion avec les religieux saoudiens à Riyad en janvier 2016, 47 personnes ont été exécutées en une seule journée pour des accusations de terrorisme, dont 45 citoyens saoudiens. Il a dit à ses interlocuteurs: «Ces gens ont étudié l’Islam pendant 10 ou 15 ans dans votre pays. Y’a-t-il un problème dans le système éducatif?». M. Gormez a fait valoir que l’enseignement wahhabite sape le pluralisme, la tolérance et l’ouverture à la science et l’apprentissage, qui ont longtemps caractérisé l’Islam. «Malheureusement, les changements ont eu lieu dans la quasi-totalité du monde musulman», a-t-il déploré.

«Daech» adopte les manuels saoudiens

Dans ce qui a constitué un grand embarras pour les autorités saoudiennes, l’organisation terroriste «État islamique» a adopté les manuels officiels saoudiens pour ses écoles. Sur les 12 ouvrages d’oulémas musulmans réédités par «l’État islamique», sept sont de Mohammad Ibn Abdel Wahhab, le fondateur, au 18ème siècle, de l’école saoudienne de l’Islam, a déclaré Jacob Olidort, chercheur à l’Institut de Washington pour la politique au Proche-Orient. Un ancien imam de la Grande mosquée de La Mecque, cheikh Adil al-Kalbani, a regretté dans une interview télévisée, en janvier 2016, que les chefs de Daech «tirent leurs idées de ce qui est écrit dans nos propres livres, nos propres principes».

Et Scott Shaneaug d’ajouter: «De petits détails des pratiques saoudiennes peuvent causer de gros problèmes. Pendant au moins deux décennies, le royaume a distribué une traduction anglaise du Coran, où des références aux juifs et aux chrétiens, mises, entre parenthèses, ont été ajoutées dans la première Sourate: «Ceux qui ont encouru Ta colère (comme les Juifs), ceux qui se sont égarés (comme les chrétiens)».  Sayyed Hossein Nasr, professeur d’études islamiques à l’Université George Washington et rédacteur en chef de la Nouvelle étude du Coran, une version anglaise annotée, a déclaré que les rajouts saoudiens sont «une complète hérésie, sans fondement dans la tradition islamique».

De nombreux responsables américains, qui ont travaillé dans la lutte contre l’extrémisme et le terrorisme, se sont forgés une sombre opinion de l’influence de l’Arabie saoudite, -même si, compte tenu de la sensibilité de la relation, ils sont souvent réticents à en discuter publiquement.
La dépendance des États-Unis à l’égard de l’Arabie saoudite dans la coopération antiterroriste -par exemple, les informations saoudiennes qui ont déjoué un complot d’«al-Qaïda» pour faire exploser deux avions américains en 2010- a souvent pris le pas sur les préoccupations concernant la propagation d’une idéologie radicale par le royaume. Et le généreux financement saoudien de Centres de recherche dans les universités américaines, y compris les institutions les plus élitistes, a dissuadé la critique et découragé la recherche sur les effets du prosélytisme wahhabite, selon M. McCants.

La semence du sectarisme  

Dans un survol de l’histoire récente de l’Arabie saoudite, Scott Shaneaug écrit qu’en 1964, lorsque le roi Fayçal monta sur le trône, il s’engagea à propager l’Islam dans le monde. En quatre décennies, l’Arabie saoudite a construit, dans les pays n’ayant pas nécessairement une population majoritairement musulmane, 1359 mosquées, 210 centres islamiques, 202 collèges et 2000 écoles. L’argent saoudien a aidé à financer 16 mosquées aux Etats-Unis, quatre au Canada et d’autres à Londres, Madrid, Bruxelles et Genève, selon un rapport publié dans un hebdomadaire officiel saoudien, Aïn al-Yaqeen.

Ce rouleau compresseur idéologique a atterri dans divers endroits où les musulmans de différentes sectes avaient passé des siècles à apprendre à s’accepter les uns les autres. Sayyed Shah, un journaliste pakistanais préparant un doctorat aux Etats-Unis, a décrit l’effet dévastateur sur sa ville, non loin de la frontière afghane, de l’arrivée il y a quelques années d’un jeune prédicateur pakistanais formé dans un séminaire financé par l’Arabie. Les habitants du village ont longtemps pratiqué un mélange de croyances musulmanes, a-t-il dit. «Nous étions sunnites, mais notre culture, nos traditions étaient un mélange de chiites et Barelvi et Deobandi», a déclaré M. Shah. Le nouveau prédicateur, dit-il, a dénoncé le Barelvi et les croyances chiites comme fausse et hérétique, divisant la communauté. En 2010, «tout avait changé.» Les femmes, qui utilisaient des châles pour couvrir leurs cheveux et leur visage, ont commencé à porter le burqa intégral. Les militants ont commencé à attaquer les kiosques où les marchands vendent des CD de musique profane. Par deux fois, les terroristes ont utilisé des explosifs pour essayer de détruire le célèbre sanctuaire du village. M. Shah déplore que les familles soient désormais divisées. Selon lui, une génération entière a été «endoctrinée» avec des croyances rigides et impitoyables.


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