jeudi 14 février 2013

Ludwig Wittgenstein 1.2 / La mystique du TLP

MAJ des pages : Wittgenstein 1.0 / Wittgenstein 1.1Pierre Hadot 


Avec des extraits d'articles de Pierre Hadot sur l'indicible dans le Tractatus - qui en 1960 a eu le projet de le traduire et le commenter, avec Stanislas Breton, projet qui, trois fois hélas, n'aboutit pas en raison de la parution de la (mauvaise traduction) de Pierre Klossovski.
Quatre articles (1959-1962) réunis dans une publication :
Pierre Hadot, Wittgenstein et les limites du langage, Ed. Vrin, 2004/06.




Cabane près de Skjolden, Norvège
où W. se retira en 1913 et en 1936


Quand Wittgenstein identifie "indicible" et mystique", il ne s'agit ni de théologie négative ni d'extase, mais de sentiment, et je pense que ce qui caractérise pour lui le "mystique", c'est précisément qu'il est un sentiment, une émotion, une expérience affective que l'on ne peut exprimer, parce qu'il s'agit de quelque chose d'étranger à la description scientifique des faits, quelque chose qui se situe alors dans l'ordre existentiel ou éthique ou esthétique. On peut penser d'ailleurs que, lorsque Wittgenstein parle de mystique, il pense à sa propre expérience. C'est ainsi que la proposition 6.44 du Tractatus : "Le mystique, ce n'est pas le comment du monde, mais le fait de l'existence du monde, s'éclaire par la confidence de la Conférence sur l'Ethique dans laquelle, sans employer le mot "mystique", il parle de ce qu'il appelle son expérience par excellence : "Je crois que le meilleur moyen de la décrire c'est de dire que lorsque je fais cette expérience, je m'étonne de l'existence du monde". (...)

C'est dans la problématique de Schopenhauer que se situe la représentation que Wittgenstein se fait du mystique et tout aussi bien de l'esthétique et, en un certain sens, de l'éthique. Ce que Wittgenstein dit de la mystique correspond en effet à ce que dit Schopenhauer de la connaissance qui s'affranchit du service de la volonté et de l'individualité.
(cf. Le Monde comme volonté et comme représentation, Livre III, § 34 - voir la citation sur la page  : Schopenhauer)
Extrait de : Wittgenstein et les limites du langage, (Préface)
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Vue depuis la cabane de W. 


Au fur et à mesure que nous approchons de la fin du traité, le ton de Wittgenstein s'anime d'une sorte d'imperceptible frémissement. Il s'approche, en effet, de la sphère propre du mystique (selon son expression) et une sorte d'intuition inexprimable s'impose à lui. Ce n'est plus l'idée abstraite, c'est le sentiment des limites du langage, qu'il éprouve : (...)
(Voir les dernières propositions citées dans : Wittgenstein 1.0)

Nous retrouvons ici cette fameuse affirmation de Wittgenstein : "Quiconque me comprend, reconnait mes propositions comme des non-sens". Mais le contexte replace cette affirmation dans une nouvelle perspective. Toutes ces proposition qui terminent le Traité appartiennent au quatrième genre d'usage du langage : elles cherchent à montrer l'inexprimable au travers de leur incorrection. Mais, dans la mesure même où elles essaient de montrer l'inexprimable, elles apparaissent comme non-sens. (...)
Quoiqu'il en soit, le Tractatus s'achève dans le "mystique". Ce "mystique" semble avoir trois composantes : le sentiment de l'existence, le sentiment du tout limité, et le sentiment de l'inexprimable, c'est-à-dire d'un au-delà du langage. Ces trois composantes sont en fait trois expressions différentes d'une même visée : l'impossibilité de donner, de l'intérieur du monde et du langage, un sens au monde, à son existence et à sa totalité. Wittgenstein ne nous en dit pas plus. L'intuition du non-sens du monde était-elle liée pour lui au sentiment d'une présence indicible ? Est-ce pour cela qu'il dit que celui qui a découvert le sens de la vie ne peut dire en quoi il consiste (6.521) ? (...)

Mais si la dernière proposition de son Traité nous conduit à placer Wittgenstein dans la tradition des écrivains mystiques qui ont voulu nous conduire jusqu'au portes du silence devant l'Ineffable, le mouvement même de l'ouvrage nous apporte un point de vue extrêmement intéressant concernant le problème philosophique posé par la notion d'ineffable, et de transcendance. C'est du sein même de l'opposition à toute forme de transcendance et d'ineffable, que naît la possibilité d'affirmer : il y a un ineffable; je peux viser quelque chose qui transcende les limites du monde. En effet, le point de départ de Wittgenstein était bien : je ne puis penser que ce qui a une forme logique, c'est-à-dire un sens possible, c'est-à-dire ce qui est vérifiable empiriquement. Un tel principe excluait tout sens à la notion d'ineffable et de transcendance. Mais justement, si je ne peux penser que ce qui a une forme logique, je me heurte au fait que, par conséquent, je ne puis penser la forme logique elle-même; pour penser cette forme logique, je devrais sortir du langage et du monde; je découvre donc dans le même moment, que tout le "penser" ne se réduit pas au "dire", puisque je ne peux "dire" la forme logique, mais que je puis la viser, elle se montre à moi; et je découvre également que mon langage même est en quelque sorte un ineffable, que je ne puis pas le dire, que je puis seulement le viser, ou encore, que le langage cesse d'avoir un sens lorsqu'on veut exprimer le langage comme langage. Loin de m'interdire la notion d'ineffable, le langage me l'ouvre : parce que j'ai voulu parler exactement et logiquement, je suis obligé d'employer un langage inexact logiquement, un langage qui ne représente rien, mais qui évoque. Je retrouve la valeur incantatoire du langage; j'entrevois que la forme la plus fondamentale du langage pourrait être la poésie, qui fait naître le monde devant moi. C'est dans ce langage poétique, c'est dans cette fonction indicative ou évocative du langage, que j'ai le droit d'affirmer : "il y a vraiment un ineffable; il se montre; c'est cela le mystique" (6.522). (...)
Extrait de : Wittgenstein et les limites du langage, (Réflexions sur les limites du langage à propos du "Tractatus Logico-Philosophicus de Wittgenstein")
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L'image peut représenter toute réalité dont elle a la forme. (2.171)
Mais sa forme de représentation, l'image ne peut la représenter, elle la montre (2.172)


De ce positivisme logique découle une conception toute nouvelle et purement négative de la philosophie. La seule philosophie possible consistera à délimiter le pensable (4.114), c'est-à-dire l'exprimable. Elle devra donc déceler, sans cesse, dans les propositions métaphysiques, la faute logique, le signe qui est dépourvu de signification (6.53). Ce sera une critique du langage (4.0031), une activité critique, et non une doctrine (4.112). Elle devra clarifier les pensées en écartant toute imprécision logique.
Il y a là une sorte de retour à l’idéal socratique de l'ironie. Mais cette "ironie" croit au pouvoir de la négation, de la négation la plus radicale. Même clarificatrice, la philosophie reste un non-sens. C'est le paradoxe du Tractatus. "Mes propositions sont clarificatrice en ce que quiconque me comprends les reconnait à la fin pour dépourvues de sens, quand il a sauté au travers d'elles - sur elles - au-delà d'elles. (Il doit pour ainsi dire rejeter l'échelle, après s'en être servi pour monter.) Il doit dépasser ces propositions, alors il a la juste vision du monde" (6.53). Evidemment, - le lecteur y aura déjà pensé -, si les propositions concernant les objets, les faits, les propositions, etc. sont des non-sens, parce qu'elles pèchent contre le symbolisme logique, presque toutes les propositions du Tractatus sont de tels non-sens. On pourra dire que l'activité philosophique consiste à découvrir son propre non-sens, à se reconnaître elle-même comme usage illégitime du langage. Le paradoxe néanmoins reste entier. On se demandera comment on peut comprendre ces propositions du Tractatus, si finalement elles n'ont pas de sens. Mais la hardiesse du paradoxe doit faire réfléchir. Quelle sera "cette juste vision du monde" dont parle Wittgenstein ? Résultat du dépassement des propositions philosophiques, elle ne peut être qu'une contemplation naïve de la réalité. Cette naïveté du regard ne peut être obtenue qu'après une libération de tous les préjugés, de tous les pseudo-concepts, de tous les pseudo-problèmes. Le mauvais usage du langage séparait l'homme du monde. Par une sorte d'auto-thérapie,la philosophie se guérit elle-même, par le langage, de ce mauvais usage du langage. Il y a une sorte de psychanalyse  Et "analysé", le philosophe n'est plus philosophe, il n'est plus "en quête de la sagesse", il est "sage". Sa sagesse est un pur vécu incommunicable, regard porté sur les choses, mais qui ne peut s'exprimer. La critique du langage élimine le vide des concepts, au profit de la plénitude de l'existence vécue.
Le positivisme de Wittgenstein vise l'inexprimable. Il n'est pas repliement de l'homme sur sa finitude : "La philosophie signifiera l'indicible, en présentant clairement le dicible(4.115)". Cet indicible, cet inexprimable, cet irreprésentable, on le rencontre tout au long du Tractatus. (...)

Il me semble que tout le Tractatus peut se résumer en cette formule extraordinairement concise : "Ce qui s’exprime dans le langage, nous ne pouvons l'exprimer par le langage (4.121)". Personne n'a jamais exprimer aussi clairement et aussi profondément ce qu'il faut bien appeler le mystère du langage, qui est identique au mystère du monde. Cette formule commande aussi bien le symbolisme logique de Wittgenstein que son "mysticisme". Dans le symbolisme, nous ne pouvons pas exprimer par des signes ce qui se montre dans les signes eux-mêmes. Nous ne pouvons représenter l'irreprésentable. Et c'est bien le sens de cette critique du langage que doit être la philosophie. Quand au "mysticisme", il correspond à l'idée suivante : l'inexprimable se montre dans le langage; l'essence du langage est, en exprimant l'exprimable, de viser l'inexprimable; nous ne pouvons exprimer ce que nous voyons dans le langage; le sens dernier du langage ne peut s'exprimer dans le langage. Sans doute sommes-nous dans le langage; cette situation est insurmontable. Mais c'est au sein même de cette situation insurmontable, que se montre à nous la transcendance. (...)
Extrait de : Wittgenstein et les limites du langage, (Wittgenstein, philosophe du langage - I)
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